Textes

Présentation de ma pratique artistique par
Sarah Ihler-Meyer, Critique d’art et commissaire d’exposition indépendante

Quelles sont les histoires, aussi bien réelles que fictionnelles, qui régissent nos existences et nos croyances, nous relient ou nous séparent les uns des autres ? De quels points de vue et présupposés sont-elles le reflet ? Autant de questions qu’Alex Lécuiller aborde en partant de témoignages, de journaux intimes, d’anecdotes, de récits mythologiques et folkloriques qu’elle remanie dans des scénarios se déployant aussi bien dans des vidéos, des collages, des publications que des mises en scènes performatives. Entre ces différentes productions circulent et se retrouvent divers éléments de sa fabrication, comme des costumes, des masques, des imitations de sculptures antiques et des moulages de mains en plâtre, formant une constellation d’objets soumis à des processus d’assemblages et de désassemblages, tout comme le sont les histoires dont elle déconstruit les ressorts. À la fois légères et mordantes, pince-sans-rire et teintées de burlesque, ses narrations touchent à des discours épineux ayant trait au postcolonialisme, à la communauté européenne ou encore au féminisme, pointant avec finesse les impensés d’une bourgeoisie occidentale qui s’ignore. Plus fondamentalement, ce sont les rapports entre « langage » et « pouvoir » qui traversent l’ensemble de sa pratique, le langage n’étant jamais un véhicule neutre de la pensée mais étant au contraire toujours traversé d’idéologies, de valeurs et de représentations sociales impliquant une certaine distribution des rôles, des fonctions, des capacités et incapacités. C’est ce pouvoir d’assignation dont Alex Lécuiller desserre l’étau, en jouant avec humour sur le trop dit et le mal dit, le dit et le non-dit, afin de reconfigurer le champ des possibles.

Introduction to my work by
Sarah Ihler-Meyer, Art critic and independent curator

What stories, real and fictional, govern our existences and beliefs, connect or separate us from one another? What views and assumptions do they reflect? Alex Lécuiller addresses all these questions basing her work on testimonies, diaries, anecdotes, mythological and folkstories that she turns into scenarios to create videos, collages, publications and performative stagings. Through these different productions circulate and emerge various craft-elements of her fabrication, such as costumes, masks, imitations of ancient sculptures and plaster hand casts, forming a constellation of objects subjected to processes of assembling and disassembling, as the stories she deconstructs. At once light and biting, tongue-in-cheek and burlesque tinged, her narratives deal with thorny discourses relating to postcolonialism, the European community and feminism, delicately pointing out the unthoughtfulness of an ignorant Western bourgeoisie. More fundamentally, it is the relationship between «language» and «power» that runs through her whole practice, language never being a neutral vehicle of thoughts but, on the contrary, always being relevant of ideologies, values and social representations implying a certain distribution of roles, functions, abilities and disabilities. It is this power of assignation that Alex Lécuiller «loosens the vise», playing with humour on the over-said and the mis-said, the said and the unsaid, in order to reconfigure the field of possibilities.

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Texte à propos de « Mythologies de la dette »
écrit par Lise Wajeman, enseignant-chercheur en littérature comparée à l’Université d’Aix-Marseille, critique littéraire à Mediapart.

Deux personnages grimés et parés de combinaisons extravagantes se racontent des histoires, font les pantins, se chicanent et rient ensemble. On dirait une entrée de clowns – sauf qu’il n’y a pas d’Auguste, mais deux clowns blancs. D’ailleurs ce ne sont pas des clowns, ce sont des dieux. D’ailleurs ce ne sont pas des dieux, ce sont nous. La multiplication des faux-semblants met joyeusement à nu la vérité du dispositif, la « vérité principielle du théâtre « : des comédiens nous ventriloquent. Ils nous racontent : autant de petites histoires composées comme des esquisses de portraits – « une place pour un visage » –, des micro-fictions (comme celles composées par Régis Jauffret) qui saisissent notre temps. Récits fragmentaires pour un monde en ruines, dégustation de dattes pour célébrer la dette, paroles vivantes décomposant des natures mortes. Mais la mélancolie, la perte, ne prendront pas le dessus. Des fronts de lutte prennent forme : luttes des femmes, luttes pour monde postcolonial. Mythologies de la dette d’Alex Lécuiller n’a pas pour objet de régler des comptes, mais de faire entendre nos hantises : ce qui nous hante, ce qui nous lie, ce dont nous héritons, et dont il va s’agir de s’emparer. Ces clowns blancs ne sont pas des fantômes venus nous terroriser, ces dieux sont descendus de l’Olympe pour nous rappeler, à nous spectateurs, qu’il nous appartient de reprendre en main notre histoire, de créer de nouveaux horizons : « Je cherche l’il renouvelant à l’infini de nouveaux paysages ». À nous de jouer.